Malgré les rayons brûlants que dardait le soleil sur la grande forêt, les sous-bois baignaient encore dans une fraîcheur agréable pour les voyageurs. Ils marchaient sereinement le long des troncs lisses des arbres majestueux. Guidés par les trois sœurs, ils prenaient le temps d’observer la nature qui les entourait. Ainsi virent-ils des oiseaux qui émettaient de jolis sons pour s’appeler, des animaux sautillant de branche en branche qui enroulaient leur longue queue orangée pour se balancer au-dessus de leurs têtes, des gros vers rampants qui se faufilaient dans les herbes folles terrifiés par le bruit de leurs pas. La journée passa rapidement et de façon plaisante. Lorsque la nuit tomba, ils étaient tous éreintés par leur longue randonnée. Kelm décida de passer la nuit dans une petite clairière.
‑Nous ne pouvons pas dormir ici, chuchota Mattila en tremblant.
Kelm fronça les sourcils. Ses compagnons avaient besoin de repos et cette gamine osait contredire ses décisions ! Malgré sa mauvaise humeur due plus à la fatigue qu’à la réaction de la jeune fille, Kelm se rendit compte que celle-ci tremblait : de peur ou de fatigue ?
‑Pourquoi ? demanda-t-il seulement.
‑C’est le domaine de la fée Malodora, murmura Mattila des larmes plein les yeux. Elle est cruelle et n’aime rien tant que la chair humaine !
‑Tu l’as déjà vue ou ce n’est qu’une histoire racontée aux enfants pour les effrayer ? la questionna Oryann sur un ton abrupt.
‑Moi, je l’ai déjà observée, affirma Samsonia. Pas longtemps car son odeur est tellement épouvantable que j’en ai eu la nausée. Je me suis enfuie et j’ai vomi tout ce que je venais de manger !
‑Chouette ! s’exclama Criip, enfin un monstre qui pue la grosse bête ! Ça fait un bail que nous n’avons plus combattu de méchantes créatures ! Depuis Talpor, en fait ! J’ai les griffes qui me démangent et l’envie de griller quelques viandes avariées me titille la langue !
‑Installons tout de même notre campement, décida Kelm qui fit taire d’un geste autoritaire les lamentations des trois sœurs. Nous avons affronté plus de monstres que je ne peux en compter sur les doigts de ma main. Un combat de plus ou de moins …
‑Et nous libérerons ainsi la forêt d’une créature indésirable, conclut Oryann en tapotant le pommeau de son épée.
Les tentes furent montées en arc de cercle, entourant un feu où Kelnyann installa une grosse marmite qui ne tarda pas à bouillir. Elle y jeta des herbes diverses ainsi que des légumes inconnus dénichés par Mandion lors d’une de ses promenades solitaires et approuvés par les trois sœurs comme étant comestibles.
Un délicieux fumet vint chatouiller les narines des compagnons. Les potages de Kelnyann étaient appréciés de tous. Écuelles et cuillères en bois furent sorties à la hâte de la caisse réservée aux ustensiles de cuisine.
L’eau à la bouche, chacun attendait patiemment que sa portion lui soit servie. Quand, tout à coup, la délicieuse odeur de potage laissa la place à une infâme puanteur digne des Farwfz !
Une effroyable petite vieille, rabougrie et toute ridée, apparut à la lisière de la clairière. Elle était rondelette, vêtue d’une robe d’un jaune douteux sur laquelle étaient collées des feuilles pourrissantes. Ses cheveux étaient crépus, emmêlés et d’une couleur incertaine oscillant entre l’urine de troll et une vinasse jaunâtre. Son teint blafard faisait ressortir les énormes boutons ornés de poils noirs qui trônaient sur son nez crochu. Sa bouche édentée était tordue en un sourire étrange.
‑Tiens, v’là Kipu ! claironna Criip avec défi. Pire que les Farwfz sous les aisselles… alors qu’imaginer pour le derrière ?
L’humour du petit dragon eut pour effet que la plupart des voyageurs pouffèrent de rire. Les trois sœurs réussirent à esquisser un sourire malgré la terreur évidente que leur inspirait la mauvaise fée. Oryann avait dégainé son épée et Kelm se tenait prêt à intervenir. Finus avait discrètement ôté la sécurité de son pistéolaser. Malodora ne bougeait pas. Elle les observait avec des petits yeux cruels et inquisiteurs. Elle se frotta les mains. Ses ongles crasseux et ses paumes regorgeaient de vermine. Yavana eut un haut le cœur et se retint de vomir.
‑Madame la très puante et méchante hôtesse de ces bois, accepte-t-elle de nous parler ? la titilla Criip qui frétillait d’impatience.
La petite femme se dandina vers les compagnons avec un sourire montrant plus de chicots que de dents saines. Les vapeurs putrides de son haleine firent s’éloigner d’un pas ceux qui étaient le plus proche d’elle.
‑C’est moi qui vous fais fuir ? demanda-t-elle d’une voix chevrotante à mi-chemin entre le son d’une crécelle et le timbre d’une fillette.
‑Criip, surtout ne lui crache pas de feu au visage, recommanda Timmin avec sérieux. Y’a tellement de gaz nauséabond dans le coin que tu risquerais de tout faire exploser !
‑Ça ne se lave jamais une sorcière des bois ? s’interrogea Mariska en se pinçant le nez avec dégoût.
‑Si, dans de l’eau boueuse provenant des Farwfz ! lui répondit Miakas sur un ton ironique.
‑Plus sérieusement, intervint Elwynn, je fais partie de ces peuples des bois et jamais aucun des miens n’a senti aussi mauvais ! C’est une véritable puanteur ! Une impolitesse à mes yeux !
‑Je ne sens pas la jeunesse, certes, reprit la voix grinçante de l’horrible créature, mais jusqu’ici personne ne s’est plaint de mes odeurs naturelles… enfin, ceux qui ont essayé, je les ai mangés !
‑Elle se moque de nous, la Puante Fée des Bois, s’indigna Oryann qui sentait la colère monter en elle.
Menaçant la vieille femme de son épée, elle fut repoussée d’un geste autoritaire par cette dernière qui, marmonnant un sortilège dans une langue aussi rappeuse que son aspect était repoussant, fit tomber une multitude d’insectes sur la jeune femme qui hurla de dégoût et de rage en tentant de se débarrasser de cette vermine qui s’insinuait sous sa chemise.
‑Voyons ce qui se cache sous cette crasse, s’écria Yavana en crachant un petit jet d’eau sur la créature qui hurla de douleur comme si l’eau la brûlait.
‑Bientôt vous ne serez plus qu’un tas de viande grouillant de vers, hurla Malodora en faisant des gestes saccadés qui eurent pour effet de remplir la clairière d’êtres rampants et volants qui s’attaquèrent aux voyageurs.
Kelm projeta ses deux pieds vers le visage de la magicienne maudite. Il y eut un craquement mais la petite bonne femme ne bougea pas. Elle cracha trois dents par terre. Kelm lui asséna alors un enchaînement de coups de pied et de poing qui n’eurent aucun effet sur Malodora qui ricanait devant les efforts du jeune homme. D’un geste de la main, elle l’écarta violemment comme un simple moucheron.
‑Mes amis, soyez sympas, laissez-la-moi, demanda calmement Yavana en voyant Miakas et Elwynn s’approcher de la créature des bois. Je crois qu’elle abhorre vraiment l’eau et que c’est pour cela qu’elle sent aussi mauvais ! Et ça, c’est mon domaine !
Joignant le geste à la parole, la naïade invoqua un sort ancestral du lac Ery-Pel et de sa bouche jaillit une source claire et pure qui vint fouetter la peau de Malodora. Celle-ci hurla et tomba à terre où elle se tordit de douleur. Yavana déversa une telle quantité d’eau que, peu à peu, toutes les saletés et la vermine qui grouillait sur les vêtements et dans les cheveux de l’horrible mégère partirent rejoindre la terre.
Mais le liquide eut un étrange effet sur Malodora. Les compagnons virent la mauvaise fée fondre, se désintégrer, devenir un tas d’os puis de simples cendres sous le seul jet d’eau que Yavana continuait de cracher. A la fin, Malodora n’existait plus. Son odeur putride et tous les insectes et rampants qu’elle avait convoqués disparurent dans le néant.
‑Pour une fois que je n’y suis pour rien, se flatta Criip en contemplant le petit tas de cendres. Je n’aurai jamais pensé que l’eau pouvait avoir l’effet du feu sur certaines personnes !
Lara Lee Lou Ka